La saucisse et les marteaux

Et si les polémiques un peu vaines sur la manière de cuisiner un rougail saucisses ne trouvaient pas leur fondement dans la poussée d’un sentiment identitaire qui gagne La Réunion ? Oui, sans rire.

 

Sommes-nous devenus complètement marteaux ? On en est donc a se prendre la tête sur la manière de cuisiner le rougail saucisses, un truc qui ne casse pas non plus trois pattes à un canard. Des ingrédients simples, une préparation qui ne demande aucun savoir-faire à part celui d’avoir un bras prolongé d’une main pour découper et touiller, faut quand même avoir un grain pou se prendre la tête là-dessus. Une recette qui n’a d’ailleurs jamais été gravée dans le marbre nulle part – tant mieux – car elle n’est pas le fait d’un individu, mais bien de pratiques centenaires de la part de gens issus de cultures différentes. Mais ça fait du clic, ma bonne dame, et le moindre pet de travers concernant le plat a droit à ses articles chez nos confrères (et chez nous, aujourd’hui, du coup), à des débats sur les réseaux, dans les commentaires. Bienvenue chez les fous.

Parce que souvent, ça vire franchement chocolat, pour une raison : celui, ou celle, qui choisit d’adapter la recette à ses goûts, qui tente juste un truc, eh ben il est pas Réunionnais, ma bonne dame. La pauvre zoreille qui y met de la crème, parce que juste elle aime bien ça, et voilà que c’est l’hallali. Et t’as Jean-Michel Experencuisine qui t’explique que le rougail, c’est comme ça, et pas autrement. Faut pas mettre de crème, et faut prendre des saucisses de porc de chez machin, hein, pas des saucisses de Toulouse ! Alors, faudra dire, encore, aux Musulmans réunionnais qui mangent leur rougail avec des saucisses de volaille ou végétariennes qu’ils sont à côté de la plaque. C’est important, hein, de fabriquer correctement son rougail saucisse, à La Réunion. Et c’est pas les étrangers qui vont nous dire comment faut faire !

 

“Notre” rougail saucisses

 

La mélodie du “On touche pas à “notre” rougail saucisses“, on la connaît. Mais c’est qui, ce “notre” ? Celui de tata Suzanne, avec de l’ail, ou de tonton Robert, avec du safran ? Le rougail saucisses veut sans doute se donner les atours d’un marqueur de l’identité réunionnaise, qu’il faudrait préserver. Sauf qu’il n’est pas en danger, à moins d’imaginer un monde extérieur qui veut nous envahir ; quand on se met à parler d’identité, ça commence toujours un peu à puer.

Le rougail saucisses, déjà, tout le monde n’en mange pas et s’en foutent donc royalement. Et une saucisse de charcutier, c’est pas franchement donné ; il vaut parfois mieux manger autre chose que les saucisses premier prix pleines de flotte et de gras de n’importe quelle grande surface. Mais aussi parce que certaines cultures, à La Réunion, n’ont pas pour habitude de manger du rougail saucisses. Et qu’à force de répéter que c’est un “symbole réunionnais“, cela exclut de fait celles et ceux qui n’en consomment pas.

Défendre le rougail saucisse au nom de l’identité réunionnaise à préserver, c’est franchement fantasmer sur ce qu’est un Réunionnais. Faut aussi qu’il écoute Free Dom, soit fan de Marimar et porte la coupe de cheveux de Dimitri Payet ? Pourquoi ne pas carrément faire cuisiner un rougail saucisses au moindre arrivant, à La Réunion, histoire de vérifier qu’il va bien “s’intégrer” ? Après tout, on a bien des candidats, en ce moment, qui veulent expliquer aux nouveaux arrivants que Jeanne D’Arc est notre héroïne nationale et qu’on avait tous des ancêtres gaulois. Sarko défendait le jambon à la cantine, parce qu’un Français, ça mange du jambon.

Comme le langage, la cuisine évoluera, on n’y pourra absolument rien. Ce qu’on appelait un rougail saucisses il y a cent ans n’est certainement plus la même chose que ce qu’on a aujourd’hui dans l’assiette. Et ce sera très certainement différent dans un siècle, parce qu’on trouvera ça meilleur avec une pointe de crème ou des saucisses de tangue. Y aura toujours moyen de refaire la recette du cousin Pedro, qui l’aura écrite sur un bout de papier.

En attendant, le rougail saucisses n’appartient à personne, c’est un cadeau – un peu gras- que des arrivants à La Réunion ont offert au monde, à base de tomates, de saucisses, et d’oignons. Si Jean-Luc, de Picardie, décide d’y mettre un peu de moutarde, qu’on se rassure, ça ne va pas jeter le trouble sur notre “identité réunionnaise“. Qu’on ne sait de toutes façons pas définir, et bien heureusement.

La Rédaction du Tangue